L’évolution de la famille

Depuis le milieu des années soixante, la Famille subit une grande mutation, au point que certains
parlent de « crise de la famille ».
La famille traditionnelle laisse place à un paysage familial complexe. La famille au pluriel prend bel et bien le relais de la famille nucléaire.
LA FAMILLE TRADITIONNELLE
Depuis des temps immémoriaux, la société s’est reproduite sous le signe lancinant de la hantise
de la mort.
La famille a eu pour fonction d’assurer la continuité de la vie et la transmission, de génération en
génération, d’un patrimoine biologique, culturel, matériel et symbolique.
Une partie de ce patrimoine constitue la mémoire familiale, strictement lignagère. Mais la plus
grande partie est composée de représentations collectives et de normes communes.
Ainsi, la famille est une composante institutionnelle forte de ce type de société car les conduites
des individus qui la composent ne sont pas réglées par le bon plaisir de chacun mais par les codes
généraux de la communauté ou du groupe qui lui imposent leurs normes et leurs valeurs.
Comme l’a si pertinemment enseigné Claude Lévi-Strauss, « la famille est le lieu symbolique où se
construisent les rapports sociaux. Dans la famille, chaque individu s’inscrit dans des liens qui n’ont
pas commencé avec lui et qui ne cesseront pas avec lui ». (Claude Lévi-Srauss, Les structures
élémentaires de la parenté, Éd. PUF, 1949).
C’est la raison pour laquelle la famille n’est pas une affaire purement privée. En son sein se
construisent les rapports entre les générations, les rapports entre les sexes, mais aussi les
rapports entre l’autorité et la liberté.
Cet aphorisme est d’autant plus valable dans le cas de la famille traditionnelle où l’autorité du
social vient freiner l’expression de l’autorité individuelle.

Cependant, si, dans cette société, la mortalité et la fécondité sont plutôt déterminées par la force du destin, la nuptialité relève de l’institution:
. avec qui se marier? à quel âge?
. quels liens crée l’alliance entre les familles des conjoints?
. quelles conséquences l’union peut-elle avoir sur la transmission du patrimoine et du nom?
La marge de décision individuelle reste assez faible, la finalité ultime du système matrimonial étant
la reproduction et la perpétuation du groupe social.
Au coeur de cette société, se détache la figure du père, le pater familias, qui domine de sa haute
stature un système familial où chacun occupe une place bien définie.
L’homme et la femme s’unissent pour accomplir leur destin biologique complémentaire marqué par
la différence des sexes.
Cependant, chacun n’assure qu’une partie des fonctions indispensables à la survie des individus,
les fonctions communes étant réduites au minimum.
La solidarité conjugale qui en découle est constante mais inégalitaire. La femme est reléguée dans
un statut inférieur. L’homme a le pouvoir de décider pour la famille.
Le statuts de la femme découle du fait que, dans le mariage, elle est le moteur de l’échange et non
moteur de l’alliance; elle est épousée.
La naissance d’un enfant vient occuper, dans ce système patrilinéaire, une place déterminante
pour la survie du groupe, permettant la transmission, d’une génération à l’autre, d’un capital
symbolique et réel.
« Chaque génération représente un moment du temps…le respect des enfants pour les parents
s’explique largement par la conscience d’appartenir à deux générations différentes ». (Roussel
Louis, La famille incertaine, Éd. Odile Jacob, février 1989).
Ainsi, dans cette société, chacun occupe une position précise qui détermine son statut dans le
groupe. L’identité de chacun se trouve réduite à son statut social. La cohésion de la famille et de la
société dépend de la répétition rigide du fonctionnement institutionnel qui en assure l’homéostasie.
Les mots « amour » et « bonheur » n’ont pas le même sens qu’aujourd’hui. Ils sont sous-tendus par la
notion de devoir.

Au dévouement des parents répond la gratitude des enfants. Parents et enfants
se procurent une assistance mutuelle. Leur amour réciproque est raisonnable. L’affection est tiède,
reflet des sentiments des conjoints. Par contre, la solidarité familiale s’étend à la famille élargie
(oncles et tantes, parrains et marraines, voisins…).
Sans reprendre complètement le point de vue d’ Émile Durkheim « …c’est l’organisation sociale des
rapports de parenté qui détermine les sentiments respectifs des parents et des
enfants… » (Durkheim Émile, De la division du travail social, thèse, paris, 1893), les sentiments,
dans la société traditionnelle, doivent davantage se plier aux règles du droit. « Ni bien suprême ni
mal intrinsèque, le sentiment implique un risque de subversion que l’institution maintient dans un
registre modéré et qu’éventuellement elle utilise ». (Roussel Louis, op. cit.).
La Révolution Française constitue un tournant historique essentiel. « La contestation du mariage
d’Ancien Régime et des abus de la puissance paternelle n’a cessé de monter tout au long du
18ème siècle » (Théry Irène, Le démarrage, Justice et Vie Privée, Éd. Odile Jacob, 1993, 1996),
débouchant sur un événement capital, la création du mariage civil, laïc, par la loi du 20 septembre
1792, elle-même issue de la Constitution de 1791, mariage qui ne sera plus jamais remis en
question et qui introduit le passage à la modernité.
Le Code Napoléon de 1804, en restaurant la puissance paternelle et maritale, l’infériorité juridique
de la femme, en supprimant les droits des enfants naturels, dessinera les contours d’une famille
qui rappelle étrangement celle de l’Ancien Droit, « conforme aux objectifs de l’ordre social à
construire: légitime, bourgeoise, patriarcale, autoritaire…Tout ce que le Code de 1804 doit à la
Révolution, le sujet de droit qu’il promeut -individu autonome, souverain, libre- est réservé au père
de famille. Il se paiera du grand renfermement des femmes, soumises dans la sphère domestique,
d’une profonde régression sur la question des enfants par rapport aux conceptions
révolutionnaires de l’Autorité Parentale ». (Théry Irène, op. cit.).
LA FAMILLE CONTEMPORAINE
Un long processus démographique, qui se développe en Europe sur deux siècles, aboutit à une
augmentation notable de l’espérance de vie et à un nouvel équilibre entre mortalité et natalité.
L’individu peut dès lors s’investir dans le long terme et ses intérêts personnels y trouver l’occasion
de s’exprimer.
Les bases biologiques de l’individualisme sont acquises –Les générations ne se succèdent plus,
elles se chevauchent -la survie du groupe n’est plus la finalité prioritaire.
« Avec la modernité, une double inversion se produit. L’individu, et non plus le groupe, occupe
désormais le centre de la scène. Chacun devient pour soi-même sa propre fin et la société ne trouve sa légitimité que dans le rôle qu’elle joue dans la protection des citoyens: expression de la volonté générale, elle se propose, comme objectif primordial, le bonheur singulier de ses membres…La famille, comme la société, cesse d’être la condition nécessaire de la survie pour devenir le lieu présumé du bonheur » (Roussel Louis, op. cit.), ce qui génère une inflation des attentes à son égard, modifiant les relations entre conjoints et entre parents et enfants.
Christine Lamothe le confirme dans la lettre de « Psychiatrie Française »: « La maîtrise de la
fécondité et les désirs des des parents portent souvent ceux-ci à avoir moins d’enfants mais à les
investir davantage. Le corollaire est que ces derniers sont soumis à une obligation de résultat
tel que le risque encouru, en cas de déception, est qu’ils soient plus violemment
rejetés » (Lamothe Christine, La lettre de Psychiatrie Française, juin 2001, n° 106).
Dans Le Soi, le couple et la famille, François de Singly insiste sur la fonction de révélation du Soi
enfantin puis adulte de la famille contemporaine, à côté de sa fonction de reproduction biologique
et sociale (de Singly François, Le couple et la famille, Éd. Nathan. (Essais et recherches), Paris,
1996). Les liens familiaux aident le Soi à se construire car l’individu, qui se pense inachevé, a
besoin des proches pour l’aider à découvrir des ressources enfouies au fond de lui-même.
La Loi fondera désormais sa légitimité sur la conciliation concrète entre le bien public, la réalisation
des désirs individuels et la recherche du bonheur.
Pendant les deux décennies qui suivent l’après-guerre un nouvel équilibre est trouvé. Le sentiment
amoureux reste le ciment de la solidarité conjugale.
La famille s’adapte à la prospérité économique. Une tendance à un mariage plus précoce, à un
nombre d’enfants plus important et à la stabilité, se fait sentir. L’Etat se montre plein de sollicitude
à l’égard des parents et des enfants (augmentation des allocations familiales…).
Les perspectives de croissance sont optimistes.
Cependant, contrairement à toutes les attentes, un retournement va avoir lieu -l’année 1965 sera
l’année charnière de cette rupture. La grande mutation des moeurs familiales va se produire.
« Ainsi, la séparation avec la génération précédente ne s’accompagne plus d’une ritualisation
permettant d’énoncer les frontières entre générations » (Dupré La Tour Monique, Il faut du temps
pour faire un couple, La structuration des couples, nouvelles données? revue Dialogue n° 150,
Nouveaux couples, nouvelles familles? évolutions sociales et invariants psychiques, 4ème
trimestre 2000, Éd. Erès).
Le concubinage hétérosexuel devient un fait de société incontournable qui augmente
constamment depuis 20 ans. Le Pacte Civil de Solidarité (PACS) est instauré en 1999 par le
gouvernement Jospin dans le but de « prendre en compte certaines revendications des couples de
même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut… ». Ce long processus
aboutit au « Mariage pour tous » par une loi votée en 2014.
En 1998, on dénombrait 2,4 millions de couples de concubins et 12,3 millions de couples mariés.
Le mariage demeure donc la référence.
Par contre, la signification du concubinage évolue.
La majorité des concubins sont jeunes. De plus en plus, ils construisent des unions libres, stables
et fécondes. A côté de ceux qui, minoritaires, réfutent par idéal le mariage, une grande majorité
s’oriente vers lui ultérieurement, après une période plus ou moins longue de cohabitation.
Il en résulte un phénomène lui aussi essentiel, l’accroissement très important des naissances hors
mariage. « La part de fécondité hors mariage ne cesse d’augmenter depuis 1965: de 6% en 1967
(soit 51000 naissances), elle passe à 20% en 1985, à 30% en 1990 et à 40% en 1997. Elle
constitue aussi la moitié des premières naissances (53%). Les enfants sont de plus en plus
reconnus par le père dès la naissance » (I.N.E.D.).
Aujourd’hui, près de 300000 enfants par an naissent hors mariage, soit environ un tiers des
enfants. « La réforme de la filiation qui, en 1972, a aligné le statut des enfants naturels sur celui des
enfants légitimes, explique en grande partie l’évolution des comportements, le mariage n’étant plus
impératif pour éviter à un enfant de naître privé de droits » (Données INSEE, ibid.).
Sociologiquement, la famille naturelle devient une famille à part entière.
Parallèlement au mouvement de « dénuptialisation », s’observe une poussée significative des
séparations et des divorces. Les unions hors mariage sont souvent fragiles. 50% d’entre elles sont
rompues au bout de 10 ans contre 30% des mariages.
On peut penser que ce processus de rupture entre cohabitants peut tendre à s’accroître. Ainsi,
beaucoup de mères, statutairement célibataires, seront en réalité des femmes « séparées » d’un
ancien « conjoint ».
La fragilisation du mariage génère un mouvement de hausse de la divortialité. Son taux est en
constante augmentation. De 10% en 1965, l’indice s’élève de 20% en 1978, 26% en 1982, pour
atteindre 39% ces dernières années.
Depuis 1995, le mouvement de hausse semble stoppé.
La loi de 1975 aura profondément réformé le divorce, notamment par l’introduction du divorce par
consentement mutuel, soit par requête conjointe, soit sur demande de l’un des conjoints et
acceptée par l’autre.
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, il n’y a pas eu de diminution progressive du nombre
des divorces. « Les femmes sont à l’origine de la demande en divorce plus souvent que les
hommes. Mais le divorce par consentement mutuel est demandé conjointement par les deux
époux » (I.N.E.D., ibid.).
Le divorce se banalise donc socialement. L’éventualité d’une séparation est désormais inscrite au
coeur de chaque union, dans un contexte de dédramatisation collectif, déplaçant les
préoccupations de la société un peu plus sur l’après-rupture, notamment dans l’intérêt des enfants.
Les conséquences de cette évolution se font sentir sur les formes mêmes de la structure familiale
contemporaine. A côté de la famille nucléaire classique, apparaissent de nouvelles compositions
familiales.: les familles monoparentales, les familles recomposées…

Les familles monoparentales sont des foyers où les enfants résident avec l’un des parents, divorcé ou célibataire,
principalement la mère.
Les familles recomposées résultent de l’augmentation des recompositions familiales qui est la conséquence directe de la fréquence des séparations et des divorces, que les couples soient mariés ou pas. Quand les parents se séparent, les enfants vivent le plus souvent avec leur mère qui est donc amenée à leur donner un beau-père
lorsqu’elle a un nouveau partenaire.
Ce phénomène est amené à s’amplifier. Cette mutation sociale de la Famille n’aurait pas été
possible sans une évolution radicale concomitante du statut de la femme.
Le patriarcat qui, dans la famille traditionnelle, réglait l’ordre familial, a vécu. La puissance
paternelle est abolie.
Avec la contraception, la femme acquiert désormais la maîtrise de la fécondité. Son désir d’enfant
n’est plus subordonné à celui de l’homme. Ce pouvoir féminin est même entériné par le fait, qu’en
dernière analyse, c’est elle qui choisit ou pas de garder l’enfant.
Sur le plan professionnel, les femmes accèdent peu à peu aux mêmes formations et aux mêmes
responsabilités que les hommes, ce qui leur confère une plus grande indépendance économique,
même si souvent leurs salaires et leur niveau hiérarchique, à diplôme égal, sont inférieurs.
Ainsi, l’image de la femme contemporaine se transforme. Elle devient un être égal en dignité et en
pouvoir à son partenaire masculin, ce qui n’est pas sans retentir irréversiblement sur l’organisation
de la famille. La femme cesse d’être une mineure; le couple prend sa dimension moderne,
égalitaire, construisant sa souveraineté sur la sphère privée, notamment dans son aspect parental.
Chaque naissance désormais est voulue et « programmée » par le couple.
Le désir des parents s’affirme clairement, rendant les naissances « accidentelles » de plus en plus
rares.